L’aube d'une mobilisation : le Sommet du Tigre de 2010 à Saint-Pétersbourg

L’année 2010 marque un tournant décisif avec le tout premier Sommet mondial sur le tigre. À Saint-Pétersbourg, 13 États à l’histoire tachetée d’oranges et de noirs - les pays de l’aire de répartition du tigre - se sont rassemblés autour d’un objectif simple et vertigineux : doubler le nombre de tigres sauvages d'ici 2022, une initiative connue sous le nom de Tx2 (source : WWF International).

  • 13 pays participants : Bangladesh, Bhoutan, Cambodge, Chine, Inde, Indonésie, Laos, Malaisie, Myanmar, Népal, Russie, Thaïlande, Viêt Nam.
  • Hausse spectaculaire des financements : Plus de 330 millions de dollars promis lors du sommet (source : World Bank).

Ce sommet a gravé dans le marbre des engagements concrets, principalement via l’élaboration du Global Tiger Recovery Program (GTRP), centré sur :

  • La lutte renforcée contre le braconnage
  • L’amélioration de la gestion des habitats
  • La coopération transfrontalière et l’application des lois
  • L’appui aux communautés locales
  • L’investissement dans la recherche scientifique et le suivi des populations

Cette rencontre a permis de transformer le rêve de conservation internationale en une stratégie coordonnée, mais sur le terrain, le compte à rebours était lancé.

Engagements et réalités : entre promesses et complexités

Une décennie après le sommet de 2010, il est impossible d’ignorer le poids des défis. La carte de la réussite est contrastée, cribblée de poches d’espoir mais encore largement menacée par le braconnage et la perte d’habitat.

  • En Inde, patrie de 70% des tigres sauvages actuels, les autorités annoncent fièrement près de 3 167 tigres recensés en 2022 contre environ 1 706 en 2010 (source : National Tiger Conservation Authority), réalisant pratiquement à elles seules l’engagement du Tx2.
  • Népal s’illustre comme un modèle, triplement récompensé par des succès : un triplement de la population de tigres en 12 ans, passant de 121 (2009) à 355 (2022).
  • En Russie, l’Amour a retrouvé quelques forces : sa population de tigres de Sibérie est passée de 350 à plus de 600 aujourd’hui.

Pourtant, ces victoires côtoient des tragédies plus discrètes.

  • Cambodge, Laos, Viêt Nam : les tigres y sont désormais virtuellement éteints à l’état sauvage.
  • Malaisie : la population s’est effondrée à moins de 150 tigres en 2022, frappée par le braconnage et la déforestation accélérée.

Les résultats sont donc radicalement inégaux, révélant que les promesses de Saint-Pétersbourg n’ont pas la même portée selon les réalités nationales. L’écart entre ambition et exécution y semble parfois infranchissable.

Du papier aux patrouilles : impact sur les politiques, la législation et les financements

Le mérite des sommets mondiaux n’est pas uniquement de faire grimper les courbes : ils ont réussi à inscrire la protection du tigre dans les politiques publiques et à faire résonner la notion de « crime contre la nature » avec une gravité nouvelle.

  • Lois renforcées : l’Inde, la Russie et le Népal ont durci leurs législations, avec la création d’unités antibraconnage (National Tiger Protection Force, Russie ; Tiger Protection Units, Indonésie, etc.).
  • Coopération accrue : création de réseaux d’information transfrontaliers pour suivre les trafics (par exemple, le South Asia Wildlife Enforcement Network, fondé en 2011).
  • Mise en lumière des marchés noirs : la multiplication d’opérations de police coordonnées a fait chuter la valeur marchande de parties de tigres au marché illégal dans certaines régions (source : TRAFFIC, 2022).
  • Soutien international financier : la Banque mondiale et le Global Environment Facility ont remobilisé des fonds après 2010, finançant des enclaves protégées, des réserves, ou des systèmes de caméras pièges (plus de 1500 caméras en Inde et au Népal).

Les sommets ont aussi permis de populariser la notion de corridors écologiques, essentiels pour éviter l’isolement génétique des populations de tigres. Cependant, l’application réelle de ces principes reste parfois symbolique en l’absence de contrôle sur le terrain.

La politique du chiffre : objectifs atteints, dépassés ou manqués ?

La formule « doubler la population de tigres » a eu le mérite de concentrer les attentions, mais elle masque la complexité de la survie de l’espèce.

  • Effet d’entraînement : l’objectif Tx2 a permis la création ou l’extension de plus de 40 aires protégées entre 2010 et 2023 (source : WWF, rapport 2022).
  • Pièges de l’autosatisfaction : nombre des « nouveaux » tigres recensés sont les fruits de comptages affinés par des techniques ADN ou caméra-piège, pas exclusivement une reproduction naturelle. La progression des effectifs masque donc parfois des réalités plus nuancées.
  • Disparités géographiques : si l’Inde et le Népal ont pu brandir le succès de leurs efforts, le panorama est tout autre en Asie du Sud-Est. Le Laos, pourtant signataire du sommet, n’a pas recensé un seul tigre sauvage viable depuis 2013 (source : Mongabay).

À l’échelle du continent, la population mondiale de tigres sauvages est estimée à environ 4 500 individus en 2023 tous sous-espèces confondues (source : UICN). Un chiffre en hausse par rapport au triste record de 3 200 en 2010, mais qui reste infinitésimal face aux 100 000 tigres d’il y a un siècle.

Nouveaux sommets, nouveaux défis : Astana 2022 et l’avenir du tigre

En 2022, douze ans après Saint-Pétersbourg, les mêmes pays de l’aire de répartition se retrouvent pour le Second Sommet mondial du Tigre à Astana, au Kazakhstan. Le ton y est plus sobre, parfois désabusé, mais traversé d’une obstination salutaire.

  • Priorité à la connectivité écologique : réinstaller des « ponts de vie », corridors forestiers, entre fragments d’habitat, pour briser l’isolement génétique des populations restantes.
  • Prévention des conflits humains-tigres : le rapport Tx2 Review publié à cette occasion met en lumière la nécessité de plans d’action régionaux pour limiter l’escalade des affrontements entre communautés rurales et tigres.
  • Répartition plus équilibrée des financements : appel à l’augmentation des investissements dans les pays d’Asie du Sud-Est, à la traîne face à l’Inde et au Népal.

Astana 2022 a surtout servi de miroir honnête : les victoires sont fragiles, l’avenir du tigre demeure suspendu à la ténacité de la mobilisation internationale.

Au-delà des chiffres : enjeux humains, culturels, écologiques

Les sommets mondiaux, sous leur verni de diplomatie, ont permis d’éclairer d’autres réalités : la place du tigre dans l’imaginaire collectif, le sentiment d’appartenance des communautés locales, et, inséparable, la question du partage de l’espace.

  • Changements dans la gouvernance locale : la reconnaissance du rôle des villages riverains (exemple : en Inde, près de 30 villageois ont reçu des compensations pour la coexistence avec le tigre depuis 2018, source : Wildlife Conservation Trust).
  • Influence symbolique : Les campagnes mondiales initiées lors des sommets - autour de la « Year of the Tiger » 2022 notamment - ont ravivé la protection des espèces au rang de cause populaire, notamment chez les plus jeunes générations urbaines en Asie.
  • Pression du tourisme : Le développement d’éco-tourisme a permis de financer de nouvelles aires protégées, mais a aussi engendré de nouveaux risques de dérangement et de conflits.

Enfin, la multiplication des collaborations avec les peuples autochtones et les scientifiques locaux, souvent consécutive aux discussions internationales, a ouvert la voie à une conservation plus éthique, bien que ce chemin reste semé d’embûches.

La voix grave du tigre dans un monde de sommets

Les grands rassemblements ont placé le tigre sous les projecteurs, imposant le sujet dans les agendas nationaux et internationaux, ayant fait de la sauvegarde de l’espèce la mesure d’un engagement global face à la crise du vivant. Si chaque sommet est ponctué de nouveaux engagements, la route sur le terrain est toujours cabossée par la corruption, le trafic, le manque de moyens, ou la résignation. La trajectoire du tigre, depuis les tribunes de Saint-Pétersbourg jusqu’aux forêts du Sundarbans, rappelle qu’un sommet n’a de valeur qu’à la hauteur de la responsabilité partagée.

Aujourd’hui, parler des résultats des sommets, c’est accepter ce paradoxe : le tigre n’a jamais été aussi observé, jamais autant en danger, et jamais aussi soutenu. Chaque avancée est précaire, chaque échec un rappel. Plus qu’un chiffre, c’est une histoire - fragile, rugissante - qui se joue sous nos yeux, à chaque sommet, à chaque retour dans l’ombre des forêts.

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