Les mécanismes internationaux : un filet à larges mailles

La protection du tigre ne se dessine pas sur une simple carte. Elle s’impose d’abord dans les salles de conférence et les documents ratifiés à l’unisson par les nations. Deux piliers dominent ce paysage :

  • CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction) : Adoptée en 1975, elle classe le tigre (Panthera tigris) en Annexe I, interdisant le commerce international de spécimens sauvages, leurs parties et produits dérivés [CITES].
  • Convention sur la diversité biologique (CDB) : Née lors du Sommet de la Terre à Rio en 1992, elle engage les pays à conserver la biodiversité et à soutenir une utilisation durable des ressources [Convention sur la diversité biologique].

À cela s’ajoutent des initiatives spécifiques comme le Global Tiger Recovery Program lancé sous l’égide du WWF et de la Banque mondiale, qui vise à doubler la population de tigres sauvages (“TX2”) d’ici 2022 [WWF].

Des chiffres frappants : la réalité derrière les conventions

Sous la plume de ces traités, toute une armée de chiffres murmure des vérités plus rugueuses :

  • 94% des tigres ont disparu au XXe siècle, réduits à des populations fragmentées, principalement en Inde, Russie, Népal et Indonésie (source : Union internationale pour la conservation de la nature - IUCN Red List).
  • 150-160 tigres seraient tués chaque année pour le trafic, selon TRAFFIC, le réseau de surveillance du commerce de la faune (TRAFFIC).
  • Le rapport “Skin and Bones” de 2022 recense plus de 3 377 tigres retrouvés dans le commerce illégal entre 2000 et 2022, et ce chiffre ne représente que la partie émergée de l’iceberg.

Ces données révèlent que malgré les traités, le filet n’empêche pas la marée de braconnage et de destructions. À eux seuls, les instruments internationaux ne font pas écran à l’avidité, ni n’arrêtent les armes des trafiquants.

Entre théorie et terrain : l’épreuve de l’application

La grande lacune des législations internationales ? Leur application sur le terrain. Les conventions ne valent que par la bonne volonté des pays signataires, et la réalité, elle, ne se plie pas aux signatures.

  • Lacunes des législations nationales : Sur les 13 pays de l’aire de répartition du tigre (Bangladesh, Bhoutan, Cambodge, Chine, Inde, Indonésie, Laos, Malaisie, Myanmar, Népal, Russie, Thaïlande, Vietnam), tous n'ont pas harmonisé leurs lois locales avec les exigences de la CITES. Par exemple, jusqu’en 2017, le Laos tolérait encore des “fermes à tigres” déviant les règles internationales (EIA International).
  • Contrôles et corruption : Les contrôles aux frontières, essentiels pour étouffer le trafic, demeurent poreux. Le rapport du WWF de 2020 mentionne que le trafic d’os, de peaux et de produits de tigre reste massif entre la Russie et la Chine, souvent facilité par la corruption.
  • Protection de l’habitat : Si la loi protège le tigre, qui protège la forêt ? Selon une étude de 2019 (Global Tiger Initiative), on estime que plus de 40% de l’habitat du tigre a été perdu depuis 2006, sous l’effet de l’exploitation forestière et de l’urbanisation.

L’action conjugue alors actes médiatisés, gesticulations politiques, mais aussi zones grises et aveuglements volontaires.

Le commerce illégal : l’ombre persistante

La demande en médecine traditionnelle (notamment chinoise et vietnamienne), le désir de peaux comme trophées et la croissance des fermes d’élevage illégal entretiennent un commerce clandestin prospère :

  • Environ 8 000 tigres sont maintenus en captivité en Chine, Thaïlande, Laos et Vietnam, bien davantage que la population sauvage ; nombre d’entre eux nourrissent les filières illégales (source : Environmental Investigation Agency, 2021).
  • Le document “Fading Footprints” de TRAFFIC rapporte que près de 75% des saisies concernaient des parties de tigres élevés en captivité, révélant la duplicité du “modèle d’élevage” souvent invoqué par les trafiquants.

Le commerce des os de tigre pour préparer du vin médicinal, toléré jusqu’à la fin des années 1990 en Chine, n’a jamais complètement disparu… même après que la CITES l’a banni. Tout cela compose un paradoxe cruel : la législation, ici, confère presque une légitimité aux trafiquants qui en dévient les contours, à coup de faux certificats ou d’élevages “légaux”.

Quelles avancées ? Quand la loi fait reculer le braconnage

Ce tableau alarmant ne doit pas masquer tout espoir. Lorsque la volonté politique et l'implication locale rencontrent la législation, la nature reprend parfois le dessus.

  • En Inde, la Tiger Protection Force et les initiatives jointes du programme Project Tiger ont permis, grâce à un durcissement pénal et des moyens logistiques, de passer de 1 411 tigres en 2006 à 3 167 en 2022, selon la National Tiger Conservation Authority. L’interdiction stricte des fermes et un réseau d’aires protégées efficace en sont la clé.
  • En Russie, la lutte anti-braconnage a été intensifiée depuis 2010, accompagnée de contrôles douaniers renforcés en collaboration avec les ONG et les communautés locales. En 2022, la population du tigre de Sibérie (Amur) est passée de 350 à plus de 600 individus (World Conservation Society, 2022).
  • Accords transfrontaliers: Le mémorandum Inde-Népal sur le partage des informations et les patrouilles frontalières a mené à une baisse nette des incidents de braconnage dans certains corridors clefs.

Ces succès sont le fruit d’un triptyque : lois, communautés engagées et financements adaptés. Mais tout repose sur la continuité de l’effort politique et citoyen.

Des voix critiques : quand protège-t-on vraiment le tigre ?

La bataille ne se joue pas qu’aux postes frontaliers, elle se joue dans la capacité des sociétés à valoriser le tigre autrement que comme une marchandise. Plusieurs experts et ONG dénoncent ainsi :

  1. L'insuffisance des sanctions: Les peines prononcées pour trafic n’atteignent que rarement le maximum prévu : dans 80% des cas recensés par l’ONG Panthera en 2018, l’amende ou la sanction sont jugées trop faibles pour dissuader.
  2. Une absence de coordination: Les réseaux de criminalité organisée, très agiles, tirent profit des différences juridiques entre les États. Selon INTERPOL, seuls 4% des incidents de braconnage font l’objet d’une coopération judiciaire internationale aboutie.
  3. L'oubli des communautés locales: Les lois créées loin du terrain oublient parfois d’intégrer l’enjeu de la cohabitation, de la compensation des pertes dues aux tigres ou de la valorisation économique de la présence du tigre. De nombreuses initiatives en Assam (Inde) ou dans l’Amur (Russie) montrent pourtant que l’engagement des populations riveraines change tout.

Pistes pour changer d’échelle

Pour dépasser les limites actuelles, plusieurs lignes de force se dégagent. Elles mériteraient d’être portées bien plus fort dans les instances internationales comme sur chaque terrain :

  • Renforcer la coopération transnationale, en multipliant les patrouilles conjointes et les échanges d’information en temps réel, spécialement aux frontières poreuses des Parcs nationaux transfrontaliers.
  • Faire évoluer les lois nationales pour supprimer toutes les failles où s’engouffrent les fermes d’élevages illégaux et falsifier les certificats.
  • Miser sur l’intelligence locale : Co-construire la conservation avec les acteurs de terrain et les populations concernées à travers l'écotourisme, l’alerte communautaire et la valorisation de leur rôle.
  • Assurer la transparence des flux financiers: Les fonds destinés à la protection du tigre doivent être rigoureusement suivis pour éviter le détournement ou la dilution dans des initiatives au périmètre flou.

Il existe une exigence éthique à questionner nos propres modèles de consommation, que l’on soit à Paris, Bangkok ou Moscou : tant que le commerce illégal rapportera plus que la vie d’un tigre, aucune loi, fut-elle internationale, ne suffira.

Le tigre, miroir de notre temps

L’histoire des protections juridiques du tigre ne raconte pas seulement celle d’un animal, mais celle d’un équilibre — fragilisé par la cupidité, défendu par des mains volontaires, consolidé parfois par la justice. Les lois sont indispensables, solides quand elles s’incarnent dans des actions et dans l’engagement sincère des sociétés qui les appliquent. En restant vigilants, critiques et solidaires, c’est tout un système que l’on peut transformer. Et s’il ne devait rester qu’une leçon, ce serait celle-ci : aucune convention n’est magique, mais chaque action humaine peut faire la différence entre la disparition... et la survie du tigre.

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