Inde : matins fauves et jeux d’ombres sur les chiffres de 2025

L’Inde, terre de cœur du tigre, abrite toujours la majorité de la population mondiale. Le recensement national de 2022 annonçait 3 167 tigres sauvages (source : National Tiger Conservation Authority - NTCA). Mais les comptages menés en 2023-2024 donnent des nuances : certains endroits enregistrent une stagnation, d'autres une légère hausse, ce qui devrait porter le chiffre autour de 3 300 individus en 2025 selon les projections du Wildlife Institute of India (Hindustan Times).

Ce qui interpelle ce n’est pas seulement le nombre. C’est la concentration : près d’un tiers de ces tigres vit dans six grands paysages protégés. L’État du Madhya Pradesh reste la région phare, avec près de 800 tigres en 2022, suivi du Karnataka. Mais dans certains États périphériques, la pression humaine rogne encore les aires disponibles, rendant certains petits noyaux de plus en plus isolés.

  • 2018 : 2 967 tigres (NTCA)
  • 2022 : 3 167 tigres (NTCA)
  • 2025 (proj.) : ~3 300 tigres

Si la croissance est réelle depuis 2006, elle ralentit. Le paradoxe indien : avoir la plus grande population… et une ombre grandissante sur l’avenir de ses habitats.

Extrême-Orient russe : le ballet fragile du tigre de l’Amour

Aux confins de la Russie, les tigres de Sibérie (ou de l’Amour, Panthera tigris altaica) n’ont pas abdiqué. Les dernières études menées par WWF Russie (WWF Russia, 2023) évoquent 750 à 780 adultes, soit une hausse stable depuis dix ans.

La tendance tient à une manœuvre d’orfèvre : sanctuarisation d’immenses territoires (dont le parc national de Bikin), reconquête des corridors migratoires vers la frontière chinoise et durcissement de la lutte anti-braconnage (un rare exemple, d’ailleurs, où la collaboration internationale porte ses fruits : Chine, Russie et organisations indépendantes).

Pour autant, chaque victoire est précaire : tempêtes, feux de forêt, fragilité des populations de proies restent des menaces permanentes.

  • 2005 : ~430 tigres (WWF Russie)
  • 2015 : ~540 tigres
  • 2023 : 750-780 tigres

Une histoire d’endurance et d’adaptation, Mais chaque décennie réclame de nouvelles gardiennes et sentinelles.

Indonésie : le crépuscule du tigre de Sumatra

L’Indonésie pleure deux sous-espèces – les tigres de Java et de Bali – disparues depuis le XX siècle. Reste le tigre de Sumatra, dont le destin s’écrit à l’encre noire. Les dernières estimations sérieuses (IUCN Red List, 2023) avancent entre 500 et 600 individus adultes dans la nature.

Les ternes motifs de 2020-2024 ne sont guère réconfortants : la déforestation, dopée par la monoculture de palmiers à huile, fractionne les territoires restants. Les incidents de braconnage persistent dans les provinces de Riau, Jambi et Aceh, touchant des femelles reproductrices, ce qui affaiblit encore la relance naturelle des populations.

  • Pas d’augmentation notable depuis 2017
  • Population en déclin continu selon les observateurs locaux (FFI, WWF, Tigers Forever)
  • Des niches de résistance subsistent dans le parc de Gunung Leuser et Kerinci Seblat

En 2025, aucun regain n’est enregistré. Le tigre de Sumatra marche sur un fil, dans un silence que seuls troublent les pièges et les tronçonneuses.

Népal : aux frontières du retour

Le Népal, longtemps parent pauvre des études sur les tigres, est devenu l’une des terres d’expérimentation les plus vitales pour leur retour. En 2010, on estimait moins de 120 tigres ; en 2022, les relevés du National Trust for Nature Conservation (NTNC) annoncent 355 tigres (NTNC source). Un triplement mérité.

Les parcs nationaux de Bardiya et Chitwan, modèles d’une "coexistence négociée" avec les populations rurales, voient rapparaitre des femelles suitées et des dispersions inédites vers de nouveaux habitats. Cependant, la marge d’erreur de ces recensements est réelle (voir plus bas), et les pressions (conflits homme-tigre, expansion villageoise) freinent la relance hors des parcs.

  • Chitwan : plus de 130 tigres en 2022
  • Premières preuves de recolonisation de zones de plaine délaissées dans le sud-ouest

Au Népal, c’est la ténacité qui forge l’espoir, même si la fraîcheur des traces n’efface pas l’incertitude.

Pays et régions où le tigre a cessé de rugir

Il est des cicatrices qui ne se referment plus. L’étendue historique du tigre couvrait tout le Moyen-Orient, une partie de l’Asie centrale, l’Indochine, la Chine méridionale, la Turquie, la Caspienne… Aujourd’hui :

  • Le tigre de la Caspienne (Panthera tigris virgata) a disparu, victime de la chasse au XX (source : Panthera.org).
  • Java et Bali n’ont plus vu de tigres depuis respectivement 1976 et les années 1940.
  • La Chine du sud, autrefois refuge des tigres du Sud de la Chine (P. t. amoyensis), n’en a plus aucun à l’état sauvage, malgré des projets de "ré-ensauvagement" d’ex-captifs.
  • Au Cambodge, au Laos et au Vietnam, l’espèce est considérée comme « fonctionnellement éteinte » à l’état sauvage (IUCN 2023, WWF).

Certains territoires n’offrent plus que des fantômes. Le tigre, déchu de ses royaumes, laisse des traces dans la mémoire collective.

Les obstacles majeurs à la reprise des populations de tigres

  • Perte et fragmentation des habitats : l’expansion de l’agriculture, constructions d’infrastructures, et exploitation forestière morcèlent les forêts autrefois ininterrompues (source : Global Forest Watch).
  • Déclin des proies : le tigre ne prospère pas là où cerfs et sangliers s’amenuisent, souvent victimes de braconnages ou de la concurrence avec le bétail.
  • Conflits hommes-tigres : les attaques réelles ou perçues sur le bétail et les villageois amènent à des représailles mortelles, surtout dans les zones tampon indiennes et népalaises.
  • Trafic et braconnage : la demande persistante de peaux et d’os pour la médecine traditionnelle ou le marché noir (réseau TRAFFIC, 2023) reste le facteur fatal.
  • Consanguinité et isolement : les petits noyaux perdent leur diversité génétique, ralentissant leur adaptation et augmentant les risques de maladies (source : étude PLOS Genetics, 2021).

Chaque population lutte face à une mosaïque d’écueils, qui lui sont propres comme universels.

Les recensements de tigres : science, incertitudes et avancées

Le recensement d’un animal aussi discret est un défi. Longtemps, il reposait sur des indices indirects (traces, crottes, proies) : méthode soumise aux subjectivités et imprécisions. Depuis 2010, l’Inde et d’autres pays s’appuient sur la photographie piège, permettant l’identification individuelle par les motifs de rayures. Ceci, couplé à l’IA (Intelligence Artificielle) et à la modélisation de capture-recapture, améliore depuis cinq ans la fiabilité (Nature, 2022).

Malgré ces progrès, plusieurs sources d’erreurs persistent :

  • Zonage limité (toute la forêt n’est pas quadrillée)
  • Mobilité des tigres au-delà des frontières artificielles
  • Confusion avec les tigres transitant simplement par une zone

Les chiffres officiels peuvent varier de 5 à 15% selon l’année et la méthode, ce qui n’a rien d’anecdotique sur de petites populations. Les débats demeurent, mais le consensus scientifique privilégie les tendances et taux de survie adulte plus que les chiffres absolus.

Réserves : refuges ou impasses ?

Les réserves protégées jouent un rôle vital, mais elles ne racontent pas que la victoire. En Inde, 90% des tigres recensés vivent dans 50 réserves (2022, NTCA). Certaines sont des succès flagrants :

  • Kanha, Bandhavgarh, Tadoba voient des augmentations de population, provoquant d’ailleurs des départs de jeunes tigres hors zones nucléaires — ce qui pose d’autres problèmes (conflits, territorialité).
  • Parc national de Bardia (Népal) : triplement des effectifs entre 2010 et 2022
  • Parc national de Bikin (Russie) : regain de territoires, colonisation de nouveaux espaces montagneux

Mais les réserves les moins bien dotées, morcelées, ou cernées (Sumatra, certains parcs indiens) peinent à protéger la diversité génétique, voire voient les populations stagner voire chuter à cause d’isolement.

Le creusement d’écarts entre réserves vitrines et zones périphériques laisse entrer le risque d’îlots biologiquement fragiles. Ce n’est pas l’enclos qui fait la survie du tigre, mais l’intégration aux paysages voisins, la connectivité et la tolérance humaine.

Découvertes récentes : écoutes, migrations et nouveaux espoirs scientifiques

  • Reconnaissance vocale : En 2023, le Wildlife Conservation Trust (Inde) a testé la reconnaissance automatique des rugissements, distinguant tigres uniques sur l’audio seul. Un outil prometteur pour repérer les tigres là où la caméra ne passe pas.
  • Génomique de population : Des études en Inde et au Népal soulignent le caractère vital des échanges de tigres entre réserves, dévoilant des flux génétiques plus dynamiques que prévu dans certaines régions (PLOS Genetics, 2021).
  • Redécouverte d’une femelle en Sibérie : Dans l’oblast de Primorie, une tigrée présumée disparue a été identifiée par ADN et piège-photo en 2022 : une victoire symbolique qui rappelle l’importance de la surveillance continue (WWF Russie).
  • Tests de corridors fauniques : Les corridors artificiels inaugurés entre Bandipur et Nagarhole (Inde) et entre Bardia et Katarniaghat (Népal-Inde) montrent que certains tigres les empruntent : puces GPS et pièges-photos à l’appui.

Les progrès technologiques croisent l’engagement des naturalistes de terrain et font émerger une science du vivant plus humble, moins interventionniste, plus patiente.

Derrière les chiffres, le souffle fragile d’un monde encore possible

L’état des populations de tigres exprime la dissonance entre progrès et urgence. Des redressements existent, portés par la science, le dialogue communautaire (Népal, Russie) et des législations plus fermes. Mais toute tendance à la hausse reste vulnérable tant que les forêts ne renaissent pas, que la surpopulation humaine presse les dernières zones sauvages, que la tolérance recule et que les économies parallèles du braconnage résistent à la loi.

Le tigre vit aujourd’hui dans une vérité précaire, à distance des cartes postales et des slogans. Les chiffres seuls ne suffisent pas. C’est le courage, la continuité, et l’acceptation du doute qui tracent sa voie. La question n’est pas tant "combien en reste-t-il ?" que : "À quel point sommes-nous prêts à accepter de cohabiter avec leurs pas et leur mystère ?"

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