Des frontières poreuses, des trafics sans limites

Le long de la frontière entre la Thaïlande et le Myanmar, la jungle semble impénétrable. Mais pour les trafiquants, c’est une autoroute invisible. En 2023, INTERPOL estimait que le trafic mondial d’espèces sauvages rapportait entre 7 et 23 milliards de dollars chaque année (INTERPOL). L’Asie du Sud-Est est au cœur de ce marché, alimentant aussi bien la médecine traditionnelle, la mode, que la collection d’objets rares.

La complexité ? Une peau ou un os de tigre peut quitter l’Inde, passer par le Laos, atterrir en Chine, et finir dans une officine à Hanoi, tout ça en quelques jours, disséminé à chaque étape. Le crime est organisé à l’échelle régionale : l’action isolée d’un pays ne suffit plus.

L'émergence de coopérations régionales structurées

Depuis la fin des années 2000, les États riverains de l’habitat du tigre prennent conscience que coopérer est la clé. L’un des exemples les plus parlants est la création en 2010 de la Global Tiger Initiative, une alliance de treize pays formalisée lors du Tiger Summit à Saint-Pétersbourg (Banque mondiale). Leur but : doubler les populations de tigres sauvages en 12 ans (World Bank). À l’époque, ils n’étaient plus que 3 200 tigres à l’état sauvage.

Cette approche a fait rentrer dans le langage courant des projets comme :

  • La SAWEN (South Asia Wildlife Enforcement Network), un réseau qui relie les services de lutte contre le braconnage du Népal, de l’Inde, du Bangladesh, du Bhoutan, etc.
  • L’ASEAN-WEN, pour l’Asie du Sud-Est, qui mutualise renseignements, arrestations et formations de terrain.

L’effet direct ? Un meilleur passage d'informations, la possibilité d’opérations simultanées et la fermeture de brèches juridiques auparavant exploitées par les trafiquants.

Le partage du renseignement : l’arme la plus précieuse

Ce terrain de la coopération policière est, sans surprise, le plus décisif. Depuis 2013, les réunions annuelles de l’INTERPOL sur les crimes contre la nature à Bangkok ont permis de synchroniser les bases de données nationales (INTERPOL, 2019). Les inspecteurs partagent désormais en temps réel photos, empreintes digitales, et données ADN d’animaux saisis.

En 2022, INTERPOL Opération Thunder (source : INTERPOL) a impliqué simultanément 125 pays, mais en Asie, cette édition s’est traduite par plus de 300 arrestations et des centaines de kilos d’os de tigre, de pointes d’ivoire, de cornes de rhinocéros saisis en Malaisie, au Vietnam et en Inde.

  • La transmission rapide d’avis de recherche permet à un trafiquant repéré au Cambodge d’être intercepté au Laos le lendemain.
  • L’analyse croisée des routes identifie les points chauds, où poser des pièges pour arrêter les contrebandiers.
  • Des unités spéciales sont formées dans plusieurs langues pour coordonner les enquêtes.

Des opérations communes sur le terrain

Au-delà du partage de renseignements, plusieurs actions prennent la forme d’opérations de terrain. En 2018, l’Inde et le Népal organisent la toute première « patrouille transfrontalière des parcs nationaux » dans la région de Bardia-Chitwan (source : WWF). Leur équipe conjointe équilibre les différences administratives, patrouille à cheval, déjoue des pièges et surveille la radio pour des alertes en temps réel.

Plus largement, ces initiatives se structurent en :

  • Équipes mixtes d’intervention réservées aux zones frontalières critiques.
  • Partage d’outils : Drones, caméras-pièges, GPS fournis par un pays selon le besoin immédiat.
  • Patrouilles coordonnées à intervalles réguliers, croisant les informations pour éviter les failles.

L’exemple de la réserve de Huai Kha Khaeng, en Thaïlande, illustre la force de cette coopération : quatre pays coordonnent les patrouilles et l’analyse des données, ce qui a réduit de 50% le nombre de pièges découverts entre 2017 et 2020 (source : Panthera).

Standardiser les lois et la justice pour ne plus jouer au chat et à la souris

Un défi de taille subsistait jusque récemment : un crime grave au Laos pouvait ne représenter qu’une simple amende au Myanmar. Les trafiquants le savaient et adaptaient leurs routes. Depuis 2018, l’initiative Wildlife Trafficking Responses in Asia (financée par l’USAID) travaille à harmoniser la graduation des peines et à accélérer les extraditions pour les crimes fauniques (source : USAID, TRAFFIC).

  • Le Vietnam a doublé la durée des peines pour trafic de parties de tigre en 2021, jusqu’à 15 ans d’emprisonnement dans certains cas (source : BBC).
  • La Chine publie régulièrement des listes d’espèces prioritaires interdites de commerce, contraignant les marchés à se restructurer.
  • La Malaisie et la Thaïlande ont ratifié des accords qui facilitent la remise immédiate de suspects.

Résultat : le sentiment d’impunité fond à mesure que les affaires sont jugées sur plusieurs territoires.

Les ONG comme ponts entre les États

La coordination officielle ne suffit pas toujours. Souvent, les ONG jouent le rôle d’articulation discrète. Par exemple, TRAFFIC et Freeland facilitent la circulation d’informations sur des nouveaux types de pièges ou sur l’évolution du marché noir. Le Global Tiger Forum joue un rôle de lobby qui pousse à la fois à l’amélioration des lois et à leur harmonisation.

Lors de la première campagne "Wildlife Crime Tech Challenge" avec l’USAID, le WWF et la Smithsonian Institution, la mise en commun de solutions technologiques a permis l’essor d’applications mobiles que les rangers indiens utilisent pour transmettre en temps réel des indices sur la présence de braconniers, partagés instantanément avec leurs homologues népalais et bhoutanais (USAID).

Des résultats tangibles, mais sans naïveté

Est-ce efficace ? Difficile de crier victoire. Mais certains chiffres parlent :

  • Le nombre de tigres sauvages en Inde est passé de 1 411 en 2006 à 3 167 en 2022 (source : National Tiger Conservation Authority), partiellement grâce à la coopération transfrontalière sur des corridors écologiques critiques.
  • Près de 2 400 arrestations pour trafic d’espèces sauvages enregistrées dans la seule région ASEAN en trois ans (WWF, rapport 2021).
  • En Asie du Sud-Est, 67 tonnes d'ivoire et d'écailles de pangolins saisies en quatre ans de coopération renforcée, un coup direct au marché noir global (source : TRAFFIC).

Mais derrière chaque succès, il reste une équation délicate entre corruption locale, limites de moyens, et l’implacable appétit du commerce mondial. La véritable efficacité repose sur la capacité des états à rester vigilants et solidaires malgré les aléas politiques.

Pour les tigres et pour le vivant, une lutte qui oblige à réinventer l’alliance

À l’échelle de l’Asie, la lutte contre le braconnage n’est plus seulement un affrontement entre police verte et mafias en treillis. C’est la réinvention d’une diplomatie du vivant, qui s’impose au cœur même là où l’entente semblait impossible. Les tigres, jadis symboles de division territoriale, deviennent ainsi prétexte à bâtir de nouveaux ponts politiques, technologiques et humains.

Cet immense pas en avant n’éteint pas l’alerte permanente : tant que la demande existera, tant que la misère poussera certains à tendre des pièges, la coopération restera à parfaire, à renforcer, à affiner. Mais elle offre, sur la longue route de la sauvegarde du tigre et des autres espèces, l’un des rares motifs d’espoir réellement partagé.

La solidarité – nationale, régionale, mondiale – ne rugit pas toujours, mais elle résiste, elle patrouille. Et elle peut, parfois, gagner.

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