Un mythe du passé ? Non, la réalité d’aujourd’hui

L’image du tigre capturé, transporté cage sur cage, arraché à sa jungle, pourrait sembler issue d’un autre temps. Avec l’accumulation de textes internationaux, tels que la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction), certains veulent croire que le trafic a diminué, que la lutte a payé. Mais la question demeure, tenace : le commerce illégal de tigres est-il toujours actif ? Si l’on gratte la surface, la réponse ne tarde pas : oui, ce trafic survit, s’adapte, se nourrit de la modernité et prospère dans l’ombre.

Revenir sur l’ampleur et les méthodes de ce marché clandestin, c’est plonger dans des eaux troubles où s’entremêlent tradition, avidité, réseaux internationaux et impuissance structurelle.

Chiffres récents et formes du trafic : entre résistance et mutation

Selon le World Wildlife Fund (WWF) et le TRAFFIC, réseau d’observation du commerce des espèces sauvages, le nombre de tigres à l’état sauvage tourne autour de 4 500 individus en 2024 (source : WWF, Rapport Planète Vivante 2022), soit moins de la population d’un petit village. Cette précarité aiguise l’appétit du commerce illégal. Entre 2000 et 2022, plus de 3 377 tigres ont été déclarés victimes de trafic, vivants ou en morceaux, rien qu’en Asie du Sud-Est et en Inde (TRAFFIC, 2023).

  • Nombre de saisies : Plus de 2 300 incidents de saisies liés au tigre depuis 2000 en Asie, dont beaucoup n’ont abouti à aucune condamnation.
  • Méthodes d’exploitation : Trafic d’os, de peaux, de dents, mais aussi de vin d’os de tigre, de potions faites à partir de ses moustaches ; vente d’animaux vivants à des zoos ou des ménageries privées.
  • Zones rouges : L’Inde, la Chine, le Laos, le Vietnam et la Thaïlande figurent parmi les principaux pays d’origine, de transit et de consommation.

Le commerce s’est adapté aux contrôles renforcés dans certains pays en diversifiant ses routes et en utilisant internet, surtout les réseaux sociaux et certains sites spécialisés en cryptomonnaie, pour vendre aussi bien des parties que des animaux vivants. Une enquête du Global Tiger Forum en 2021 montrait que les offres de vente illégale circulent désormais sur des groupes privés WhatsApp ou Telegram, rendant la traque encore plus difficile pour les autorités.

Pourquoi ce commerce persiste-t-il ? Entre croyances, argent, et porosité des lois

Ce qui alimente le marché noir n’est pas qu’une histoire d’argent. Il y a aussi la force des traditions : l’utilisation de parties de tigre dans la médecine traditionnelle chinoise, malgré l’absence totale de preuve médicale et l’interdiction officielle depuis 1993, continue d’alimenter la demande, souvent cachée derrière des formulations vagues ou des produits « de substitution » soupçonnés de n’être qu’un écran.

  • Les os de tigre sont recherchés pour fabriquer des baumes ou vins censés soigner l’arthrite.
  • Les peaux servent d’ornements statutaires, notamment chez certaines élites en Asie du Sud-Est.
  • Les griffes et dents sont portées comme amulettes, symboles de puissance et de protection.

À cela s’ajoutent la corruption et la faiblesse des sanctions. En 2022, selon l’étude « Skin and Bones » de TRAFFIC, moins de 15 % des affaires de saisies de parties de tigre en Asie ont débouché sur une véritable peine de prison ferme. Le manque de moyens des unités de lutte contre le braconnage laisse souvent le champ libre aux trafiquants endurcis et à leurs complices.

Les fermes à tigres : une zone grise dangereuse

  • 4 000 tigres seraient élevés aujourd’hui dans plus de 200 fermes à tigres en Chine, Vietnam, Thaïlande et Laos (Environmental Investigation Agency, 2020).
  • L’élevage industriel, parfois officiellement toléré, se présente comme une couverture pour masquer l’abattage illégal et l’exportation de parties de tigre vers la Chine et le Vietnam, sous le couvert de la « médecine » ou de la collection privée.
  • Dans ces élevages, les tigres sont souvent abattus jeunes, parfois vers quatre à cinq ans (dix à quinze ans dans la nature), maximisant ainsi le rendement en os et en peau.

Même quand l’animal porte une étiquette supposée attester de son origine légale, il devient pratiquement impossible de distinguer des produits issus de la « ferme » de ceux extorqués à la vie sauvage. Cette confusion favorise la poursuite des prélèvements illégaux, tout en entretenant l’illusion d’un marché régulé.

Le rapport 2022 du WWF Chine indique que 43 % des produits contenant du tigre analysés dans le commerce en ligne chinois proviendraient probablement de ces élevages — une statistique à prendre avec précaution mais révélatrice du flou qui entoure ce trafic.

Le numérique et la globalisation : changer de peau, mais rugir encore

Le marché ne s’essouffle pas : il se transforme, comme le tigre qui se faufile d’un territoire à l’autre, flairant la faille. Ces dernières années, l’offre s’est déplacée en ligne : de Telegram à WeChat, aujourd’hui des réseaux fermés proposent aussi bien des os de tigre que des animaux vivants, dessinant une carte invisibilisée du crime.

  • La plateforme Wildlife Justice Commission recensait en 2021 plus de 430 groupes privés proposant des parties de tigre ou vivant, principalement à destination de Vietnam et Chine.
  • Enquête du New York Times en 2020 : plusieurs "brokers" contactés sur internet affirmaient pouvoir expédier des produits « authentiques » de tigres du Laos ou du Myanmar, malgré la pandémie et la fermeture des frontières formelles liée au COVID-19.

L’Union européenne n’est pas exempte de responsabilités non plus : entre 2014 et 2018, 20 saisies de parties de tigre ont été effectuées aux frontières de l’UE, principalement issues d’animaux élevés dans des cirques ou des zoos privés (source : Commission européenne, 2019).

Braconnage et exploitation locale : le sort du sauvage

Sur le terrain, le braconnage reste le premier fléau des populations sauvages. L’Inde, pays qui concentre environ 70 % des tigres libres, a vu le nombre de cas de braconnage repartir à la hausse entre 2019 et 2022, après une décennie de baisse partielle (Tiger State Report 2022, Ministère des Forêts India). Sur la même période, plus de 70 carcasses ont été retrouvées dépouillées de leurs os et de leur peau dans des réserves pourtant surveillées.

Les braconniers utilisent désormais des pièges à câbles, parfois reliés à des réseaux de caméras piégées détournées des études scientifiques : la technologie, arme à double tranchant.

  • Pour un os de tibia de tigre, un chasseur local peut toucher l'équivalent de six mois de salaire, selon une étude menée au Laos par Freeland Foundation (2022).
  • Les routes du commerce : Myanmar, Laos, Cambodge servent soit de terrains de chasse, soit de plaques tournantes vers la Chine et le Vietnam.

Les réponses et leurs limites : la tension entre volonté, moyens et corruption

Le combat juridique et policier n’est pas immobile. Des opérations internationales, telles que les séries « Operation Thunder » coordonnées par Interpol, ont permis la saisie de plus de 880 produits illégaux de tigre et occasionné l’arrestation de plus de 300 personnes en 2023 (source : Interpol, actualité juin 2023).

Pourtant, le tissu du crime organisé se recompose sans cesse. Les ONG dénoncent la persistance de réseaux « protégés », la faiblesse des peines, le manque de coopération internationale formelle, et plus que tout, la corruption qui sape patiemment tous les efforts. La difficulté principale ? Le pouvoir du profit, qui pèse plus lourd que celui de la loi dans des régions où l’État faillit à garantir la vie quotidienne.

La question demeure ouverte : protéger le tigre, c’est s’attaquer à la racine de la misère et du pouvoir de l’argent, bien plus qu’à la seule criminalité de la faune.

Rugir à l’ombre : la lutte continue, hors des projecteurs

Le commerce illégal du tigre n’est ni un fantôme du passé, ni une anecdote lointaine. Il résiste, mute, et se rapproche parfois insidieusement de nos propres frontières. Ce marché clandestin n’est pas seulement l’affaire d’activistes ou de spécialistes de la faune sauvage. Il est l’un des signaux les plus clairs de notre lien brisé avec le vivant, avec son cortège de corruption, d’injustices et de sacrifices silencieux.

Tant que le désir de posséder ce qui devrait simplement être respecté triomphera de la raison, le tigre continuera de disparaître, morceau par morceau ou individu par individu. Mais tant que ceux qui veillent, veillent vraiment, il reste une chance pour la plainte sourde du tigre d’être entendue — même à travers la porte fermée des marchés, même dans un monde qui croit parfois, à tort, l’avoir déjà sauvée.

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